Lettre intime à mes pèlerins

En direction de la France et du Canada

Daria Klanac, Lettre intime à mes pèlerins : sur les chemins rocailleux de Medjugorje, j'ai marché avec vous, Éditions Sakramento, Paris, 2015, (ISBN 978-2-915380-86-6), pages 13 à 19.
 

 

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En direction de la France et du Canada

 

Après avoir terminé mes études au lycée de Zadar, j’ai réussi à obtenir un passeport avec l’aide de mon oncle franciscain qui avait une bonne relation aux Affaires intérieures. À cette époque de la dictature de Tito, tous ceux qui travaillaient pour l’État n’étaient pas forcément des communistes convaincus. Pour garder leur emploi, ils jouaient le jeu du Parti et se taisaient.

Mon oncle Robert était un prêtre exceptionnel. Il avait un charisme particulier pour les jeunes. Tous trouvaient en lui une liberté intérieure qui s’exprimait dans sa démarche, son attitude, son approche et son discours qui contrastait visiblement avec la situation opprimante dans laquelle nous vivions. Il nous a quittés comme un oiseau en plein vol, à l’âge de 41 ans. J’en avais 18. [p. 14]C’était en 1960, l’année où j’ai quitté la Croatie pour Paris afin d’étudier la langue et la littérature françaises.

Dans le fond de mes yeux verts, chers pèlerins, j’ai caché pour toujours toute la beauté des paysages croates, l’amour de ma famille et de mon pays natal, tellement meurtri. La richesse de ce trésor jalousement gardé au plus profond de mon être, je l’exprime parfois en poésie que j’écris uniquement dans ma langue maternelle.

J’avais beaucoup à apprendre et à découvrir. J’ai quitté le bloc de l’Est à Zagreb par le train de l’Orient-Express et je me suis réveillée 36 heures plus tard, par un beau matin, en Occident. Ma cousine Maria, déjà installée à Paris, rue Jacob, au cœur même de Saint-Germain-des-Prés, m’a grandement aidée à apprivoiser mon nouvel environnement.

 

Agent de police face au Panthéon à Paris, 1960.

 

Heureuse d’être enfin dans un pays libre, j’ai vite compris que de ce côté-ci du Rideau de fer, la liberté était vécue d’une autre façon. Il y en avait moins qu’en apparence. Ici comme ailleurs, tout être humain avait à lutter pour son affirmation et ses convictions profondes. J’ai aussi remarqué chez la majorité des gens, instruits ou pas, le manque de connaissances concernant les pays sous la domination soviétique. Lorsque j’avais l’occasion de raconter ma version de l’histoire, l’intérêt ne manquait pas. Mon témoignage de vie faisait l’effet d’une bonne lecture d’informations à la source. Je n’avais pas besoin de croire aux récits d’Alexandre Soljenitsyne. La réalité décrite dans son livre L’archipel du Goulag, je la voyais en direct autour de moi par mes proches qui l’ont vécue. Sans passer par la prison, j’ai moi-même subi la persécution. Toute opinion personnelle ou prise de position jugée subversive par le régime était sévèrement réprimée.

En débarquant à Paris, dans cet univers étranger, je me suis retrouvée comme une novice, et je n’en suis toujours pas sortie, car mon noviciat sur terre dure encore. Parfois, je me sentais comme enveloppée dans un épais brouillard d’idées et de confrontations. [p. 15]J’étais exposée à des courants divers et souvent contraires. Il me fallait percer ce nouveau système d’expression et de comportement auquel je n’étais pas habituée, venant d’un régime dirigé par la pensée unique. Toutefois, j’ai avancé avec confiance dans mon aventure occidentale.

Mon amour de la lecture et mes études m’ont amenée à découvrir les richesses impressionnantes de la littérature française. J’avais à faire connaissance avec des auteurs aussi différents dans leur style que dans leurs sujets, leur personnalité et leurs croyances. Il me semblait que la seule chose qu’ils avaient en commun était leur quête angoissée de sens. Consciemment ou non, en douceur ou dans la révolte, elle les poursuivait même quand ils essayaient de la fuir, la nier ou la camoufler. Chez les uns dominait la raison, chez les autres c’était le cœur, rarement les deux en harmonie.

 

Notre-Dame de Paris, 1960.

 

J’ai cherché à comprendre la foi des personnages tourmentés dans les romans de Mauriac; j’ai médité sur le mysticisme de Péguy et son sacrifice pour la patrie; j’ai partagé l’éternel dilemme de Claudel sur la fidélité et la fatalité; j’ai réalisé que l’absurde chez Camus était productif à travers la lutte infatigable pour la survie; j’étais surtout d’accord avec lui quand il disait que mal nommer les choses ajoutait au malheur du monde; j’ai dialogué avec les personnages de Bernanos sur la peur de vivre et de mourir. Enfin, j’ai apprivoisé le Petit Prince de Saint-Exupéry, car il m’a guidée à travers les réalités de la vie, de surprise en surprise, de mystère en mystère, vers l’Invisible.

Lors d’un salon du livre à Paris, j’ai rencontré, parmi les écrivains français, Françoise Sagan, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Je suis passée devant leurs kiosques sans m’attarder. Jeune, venant du totalitarisme, j’avais besoin des ailes de la liberté et non pas de la tristesse, du vide, du néant à saveur occidentale. Leur philosophie athée et existentialiste qui s’inspirait [p. 16]du marxisme m’étonnait grandement. Comment des intellectuels français pouvaient-ils adhérer à de telles théories, alors qu’à deux heures de vol de Paris, plus de la moitié de l’Europe était sous la sombre emprise des dictatures marxistes ? Bien des comportements sont dictés par les courants à la mode et c’en était un de se nourrir des œuvres de Marx.

Leur révolte contre la bourgeoisie et le capitalisme, qu’ils manifestaient avec toute la force et le charisme de leur talent, quoique légitime et sincère, ne justifiait point la fuite et la recherche de solution dans des théories dont la mise en pratique avait déjà échoué de façon dramatique. Ils n’étaient ni privés de l’essentiel ni persécutés. Leur mal de vivre venait d’ailleurs, d’une soif de bonheur étouffé par de vaines idéologies abstraites, des défauts de la société bourgeoise où ils vivaient, de l’ennui que crée l’absence de Dieu.

Or, dans l’Église du silence, Dieu n’était pas mort. Du haut de sa croix, il soutenait ses fidèles.

J’observais, autour de moi, des visages distincts du même pays: la France catholique, la France protestante, la France des Lumières et d’autres France. Sous le même ciel, elles avançaient chacune dans sa direction sans se rencontrer véritablement comme la rive gauche et la rive droite de la Seine. Celle-ci coule majestueuse sans tenir compte de ces beaux ponts, faisant semblant de rapprocher ses rives. L’architecture qui l’entoure, faite de main d’homme, quoique géniale, lui a fait perdre la vraie couleur de ses eaux. C’est gris Paris. Cette mélancolie, ce spleen, tel le reflet de nos âmes constamment en quête de l’idéal, nous rappelle au fond de nous-mêmes que nous ne sommes pas des dieux.

Petits ou grands, les cerveaux humains de cette nation, au nom de la liberté, de la fraternité, de l’égalité – qu’on ne finit plus de remanier et de redéfinir – font et refont la pensée, animent l’action, jouent avec les notions en débattant des idées fondamentales [p. 17]sur l’humanité. D’une époque à l’autre, ils nourrissent les générations de demi-vérités. Il nous reste à trouver celles-ci par nous-mêmes si on ne veut pas tomber dans l’indifférence qui tue l’esprit. Les vices et les vertus de ses mœurs font éclater au grand jour la misère et la grandeur de la France, qui a une influence considérable sur le monde.

J’ai récolté durant les huit ans de mon séjour là-bas le meilleur de ce que l’esprit français pouvait m’offrir : la liberté d’expression, le sens critique, la clarté du discours, le goût du débat, l’amour des arts, les règles du savoir-vivre, la bonne table.

Au chapitre de l’art, il est exprimé merveilleusement sous toutes ses formes: l’art des tailleurs de pierre, d’où ont surgi les cathédrales, les châteaux, les forteresses, les ponts; l’art du vitrail aux coupes, aux couleurs et aux reflets divins; l’art des symétries et fantaisies des jardins; l’art de la gastronomie qui pousse ses limites au-delà de l’imaginable; l’art de la mode où la créativité ne cesse de se renouveler; l’art de la parole et de l’écriture. L’art à l’infini.

Un nouveau regard aussi m’a été donné au Centre Richelieu sur la lecture des Évangiles. J’ai découvert un autre visage de la foi davantage basé sur la Parole vécue. En effet, j’ai été élevée et éduquée dans un système qui interdisait, attaquait et niait ma religion. Dans le but de sauvegarder la foi, notre formation mettait l’accent sur l’apologie. La pratique même de la religion étant surveillée ou carrément interdite, nous étions armés d’arguments forts pour prouver l’existence de Dieu et celle de Jésus-Christ. L’interdiction de la confession par l’État a cependant engendré des souffrances et des martyrs pour la foi, cachés aux regards humains, que le monde ne connaîtra jamais assez, mais elle n’a pas tué la semence. Cette autre approche de la spiritualité chrétienne – que j’ai saisie lors des conférences données au Centre Richelieu, le foyer des étudiants catholiques de la Sorbonne, par [p. 18]des théologiens éminents de l’époque – m’a aidée à compléter ma compréhension du monde.

Pendant mon séjour à Paris, le Centre était dirigé par l’abbé Lustiger, futur archevêque et cardinal. La France couverte d’un bout à l’autre des traces d’une histoire flamboyante de la chrétienté en train de s’éteindre, avait encore à cette époque-là une bonne dose de fierté. La pléiade de tous ses saints hommes et saintes femmes – et notamment ma petite âme préférée, Thérèse de Lisieux – ne laissera pas mourir la flamme.

De toutes les familles dans lesquelles j’ai vécu à Paris et sa banlieue comme jeune fille au pair, c’est la dernière, celle à Bourg-la-Reine, mes amis, que j’ai eu le regret de quitter. Madame Monique me considérait comme sa propre fille. J’avais une chambre dans leur logement et je mangeais à table avec eux. Fini la mansarde au 7e étage à Paris! Une belle affinité me liait à la maîtresse de maison. Elle me faisait comprendre que la curiosité des êtres humains les uns pour les autres était à la base de toute relation et s’ouvrait à l’émerveillement. Nous avions, elle et moi, cette petite complicité à partager au quotidien. Je me souviendrai aussi toujours de Bourg-la-Reine (même si c’est sans importance pour mon parcours) à cause d’Alain Delon, célèbre vedette de cinéma, qui était à cette époque sur sa lancée et qui vivait dans notre quartier. Les fils de Madame Monique en parlaient souvent à table l’ayant très bien connu à l’école, sur les terrains de jeu ou au magasin de son père.

Paris, avec ses défauts énormes et ses qualités immenses, ne m’a pas donné l’occasion d’y rester. Mon destin m’a emmenée ailleurs. Par la suite, lors de nos arrêts à Paris, j’étais heureuse de faire le tour de la ville. J’avais l’impression de revenir chez moi. Car Paris a ses secrets qui nous font l’aimer un peu, beaucoup, à la folie.

Vers la fin de mon séjour en France, au moment où j’ai pensé sérieusement retourner dans mon pays, j’ai rencontré Pierre qui [p. 19]venait de terminer ses études de pharmacie à Madrid.

Réfugié politique, il cherchait à travers le vaste monde le pays prêt à lui accorder l’asile. La réponse est venue du Canada. Il s’orientait vers le Québec francophone en pensant à nous deux, car il n’était plus seul. L’amour sincère avait jailli de notre rencontre et j’ai décidé de le suivre, comme guidée par une bonne étoile qui ne trompe pas.

Arrivés à Montréal en 1968, nous avons fondé une famille.

Rapidement Pierre a pu exercer sa profession et n’a plus jamais manqué de travail. Malgré les hauts et les bas dans sa vie professionnelle, il a courageusement gardé le cap.

 

L'hiver, rue Laval à Montréal (1968).
L'hiver, rue Laval à Montréal en 1968 (Photo Robert Warren).

 

Fin juin 1981, je reçois un appel du curé de la Mission catholique croate de Montréal, le père Ivan, pour m’annoncer qu’un groupe d’enfants, dans un village qui se nomme Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine, affirme voir la Sainte Vierge. Il s’agirait de six jeunes entre dix et seize ans, quatre filles et deux garçons. Cette nouvelle ne me disait rien. Je n’étais pas particulièrement attirée par ce genre de phénomène. Élevée au milieu d’une famille catholique pratiquante, dans une Église persécutée et réduite au silence, je vivais de l’espérance et dans la foi pure.

Cependant, je commençais à recevoir de plus en plus d’informations sur ces événements et à m’y intéresser malgré moi. Il était question d’un message sérieux à donner au monde. Les jeunes voyants étaient de plus en plus affirmatifs et sûrs d’eux-mêmes. Il n’y avait rien pour les arrêter, ni la menace de prison ni celle d’internement en asile psychiatrique. Ils se disaient au service de Notre Dame qui désire donner un message de paix au monde. Le mot mir, la paix, attira mon attention. Je me suis mise à l’écoute.

 

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