Lettre intime à mes pèlerins

Il y a un pays, une Île, une famille et une cour

Daria Klanac, Lettre intime à mes pèlerins : sur les chemins rocailleux de Medjugorje, j'ai marché avec vous, Éditions Sakramento, Paris, 2015, (ISBN 978-2-915380-86-6), pages 9 à 13.
 

 

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Il y a un pays, une Île, une famille et une cour

 

Je vous ai déjà raconté que j’étais née en Croatie dans un petit village situé sur une île de la mer Adriatique. Mon arrivée au monde dans une famille de onze enfants a été toute une surprise pour mes parents: j’étais la première fille après sept fils! C’est dire que cette nouvelle a fait sensation dans tout le village et provoqué une profusion de commentaires: «Pauvre petite, va-t-elle survivre en pleine Deuxième Guerre mondiale? Va-t-elle pouvoir se défendre face à une fratrie de garçons formant déjà un clan ? Va-t-elle devenir l’esclave de tout ce monde masculin ?»

Oui, mon sort semblait préoccuper une bonne partie du village! Ma grand-mère paternelle, silencieuse, ne parlait que pour dire de vraies choses. Et son opinion comptait pour beaucoup. Elle déclara:

– En premier lieu, nous allons lui trouver un nom. Et vu que cette enfant est la première-née des filles, je l’appellerais Daria.

Or, en croate le mot dar signifie cadeau. Ainsi, malgré tous les dangers qui auraient pu assombrir mon jeune âge, au mois de mars de cette folle année 1942, j’ai été reçue et baptisée comme un don de Dieu, comme une promesse du printemps dans la famille Skunca.

À l’âge de 3 ou 4 ans, mes parents ont failli me perdre. Un soir qu’ils avaient refusé que je les accompagne pour donner à manger aux animaux, mécontente, j’ai joué sur le balcon qui n’avait [p. 10]pas de clôture. Et je suis tombée, la tête la première, sur le béton. À la suite de mon «plongeon», je suis restée 48 heures dans le coma. Entourée de tous les miens qui craignaient pour ma vie, inondée de leurs larmes et de leurs prières intenses, deux jours après l’accident, je me suis réveillée pour de bon.

 

Quand j’étais petite on m’appelait «chèvre».
Quand j’étais petite on m’appelait «chèvre».

 

J’ai grandi dans un milieu familial où chaque nouveau membre était accueilli comme le premier. Il y avait chez nous deux autorités à respecter, celle de mon père et celle de ma mère, qui se complétaient sans s’affronter. Je ne me souviens pas d’avoir entendu mes parents se plaindre, pourtant il y avait des situations où on pouvait fléchir, sombrer, manquer de courage.

Ma mère était une femme fière, réfléchie, droite, d’une assurance et d’une force biblique. Elle savait tricoter les chandails, les foulards, les bas et les mitaines, mais elle était avant tout très habile quand elle maniait les mailles de nos petites vies, afin de nous aider à grandir, devenir autonomes et ouverts au monde. Elle avait confiance en la Providence, mais aussi beaucoup en son mari sur qui reposait l’existence de cette famille nombreuse, d’autant plus difficile dans un environnement précaire sous le régime communiste athée.

Lorsque, une fois les enfants partis, la maison s’est vidée, ma mère s’est mise au crochet et à la poésie. Elle a laissé une belle collection de napperons, nappes et couvre-lits pour trois générations, ainsi que quelques poèmes.

Mon père attirait par son sourire et son regard où je voyais miroiter le fond de la mer. Personne ne pouvait le détester, car c’était si facile de l’aimer. Sa douceur était sa force, mais la colère montait en lui comme une forte vague quand il s’agissait de dénoncer l’injustice ou le mal faits à autrui. Il fut prêt à s’expatrier pour offrir aux siens une meilleure qualité de vie, mais son séjour en Uruguay n’a pas été de longue durée, ma mère ayant catégoriquement refusé de quitter le pays. Entre la terre à labourer et la [p. 11]mer pour pêcher, il a su garder la confiance dans la vie et l’amour de sa famille.

Mes parents avaient des caractères très différents. Leurs chicanes, jamais sérieuses, se terminaient toujours par le rire. Chaque jour, ma mère prenait un petit verre de vin rouge maison, tandis que mon père buvait de la bevenda, du vin mélangé avec de l’eau. Cette petite habitude quotidienne trahissait la rigueur de l’un et la mesure de l’autre. Avec leurs forces et faiblesses, sans instruction, ils ont su passer au travers des adversités de la vie en grands philosophes du quotidien.

Notre voisinage jugeait, cependant, que nous étions trop nombreux. Plus souvent dans notre dos, rarement en face, nous percevions des signes de désapprobation où de «bons» conseils ne manquaient pas. Effectivement, nous étions nombreux à table et il n’était pas facile d’offrir à chacun la même portion de nourriture. Une vache, un mouton, deux cochons et quelques poules ne suffisaient pas pour nourrir tout ce monde. Heureusement, mon père possédait un bateau de pêche, cultivait son jardin et la vigne.

J’avais aussi bon appétit que mes frères, mais la distribution de nourriture se faisait par ordre de priorité. Parmi les garçons, il y en avait qui étaient plus ou moins fragiles. J’étais robuste et en santé et on considérait, avec raison, que je ne risquais pas de mourir pour avoir été privée de quelques raretés comme un œuf entier, la moitié d’une orange ou un quart de pomme. Par contre, je ne manquais pas de pain, de ce pain maison que ma mère faisait cuire à l’aube avant que tout le monde se lève. C’est l’odeur de ce pain qui nous réveillait en douceur. Ainsi nous avons appris tôt une des leçons de vie, parmi tant d’autres: celle de nous contenter de l’essentiel.

La dose de l’amour que nous avons reçue, était-elle égale pour tous? C’est difficile d’en juger. Comment mesurer l’immatériel? [p. 12]Tout simplement par les gestes concrets. Plus que les seules paroles d’amour, l’exemple et la façon de les exprimer comptent. L’esprit d’une grande générosité, que dégageaient mes parents, nous a permis de devenir nous-mêmes. Chaque enfant a son propre vécu et sa perception de la relation parentale.

Sous le même toit, chez nous comme ailleurs, se sont côtoyées et ont grandi des personnalités différentes attachées l’une à l’autre par la même racine. Comme le linge qui sèche au soleil sur une corde balancée par le vent, nous avions chacun notre propre couleur, taille et texture.

J’ai beaucoup joué avec mes frères, j’ai progressé dans ma façon de les apprivoiser et de me défendre, mais il me reste quelques cicatrices, particulièrement celle au côté gauche du front, causée par un caillou pointu lancé par un de mes frères. Il s’était fâché parce que je voulais le suivre. Mon insistance têtue a subi un choc lors de cet incident qui va m’inciter à être plus prudente et plus respectueuse dans la vie.

Très tôt, j’ai dit à ma mère ce que je voulais faire dans la vie: voyager! Je rêvais déjà des pays lointains dont j’ai appris l’existence dans la Bible qui nous a été enseignée au catéchisme.

Bientôt, ma cour ne me satisfaisait plus, je m’éloignais de la maison pour explorer tous les coins du village. Ma mère gardait dans une commode les petits objets que mon père avait apportés de l’Amérique du Sud où il était allé travailler lors de la grande crise des années trente.

Je volais ces précieux souvenirs, afin de les échanger à l’autre bout du village contre du chocolat, jusqu’à ce qu’on s’en aperçoive. Un beau jour, dramatique au plus haut point pour moi, mon père a manifesté son autorité de façon à ce que je comprenne, pour la première et la dernière fois, qu’il ne fallait plus jamais avoir l’idée de répéter de tels échanges. Dès lors, ma vocation de marchande de souvenirs a pris une autre tournure.

[p. 13]Mes parents se sont rendu compte que j’étais ouverte au monde et curieuse. Ils ont décidé de m’envoyer étudier en ville. Ma mère désirait que je devienne apothicaire. C’était pour elle une profession noble et féminine. Lorsque j’ai épousé un pharmacien, ses vœux ont été doublement réalisés.

J’avais dix ans lorsque j’ai quitté mon île. Et plus jamais ailleurs je n’ai pu admirer ce même ciel étoilé de ma chère Croatie et y chercher la Petite et la Grande Ourse comme je le faisais avec mes frères durant ces soirées d’été de mon enfance quand le souhait dont j’accompagnais chaque étoile filante me garantissait que, tôt ou tard, je serais gratifiée d’un petit bonheur.

La grande terrasse devant notre vieille maison tricentenaire nous ouvrait la vue sur les constellations célestes tel un télescope immense. Et c’est avec cette image imprimée dans ma mémoire que je suis partie aux confins du monde, à sa découverte passionnante, certaine que la vie était belle.

 

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