Lettre intime à mes pèlerins

48 heures intenses sous un soleil de plomb

Daria Klanac, Lettre intime à mes pèlerins : sur les chemins rocailleux de Medjugorje, j'ai marché avec vous, Éditions Sakramento, Paris, 2015, (ISBN 978-2-915380-86-6), pages 21 à 25.
 

 

[p. 21] 

 

48 heures intenses sous un soleil de plomb

 

Notre famille à Montréal grandissait. L’été 1984, nous étions six, une fille et trois garçons s’étant ajoutés depuis notre arrivée en 1968.

En Croatie, Pierre et moi avions encore nos parents, ainsi presque chaque année, nous passions nos grandes vacances dans nos familles respectives, au bord de la mer. Après la Saint-Jean, à la fin des cours, chacun sortait son sac de voyage ou sa valise pour se préparer au grand départ. Aussi bien chez Pierre à Posedarje, près de la ville de Zadar, que chez moi, à Novalja sur l’île de Pag, c’étaient alors des retrouvailles remplies d’émotions.

Cette année-là, nous avions prévu une visite éclair dans ce village dont on parlait déjà à travers le monde : Medjugorje! Peuplé de Croates, dans la région d’Herzégovine, il se trouve au sud-ouest de la Bosnie.

 

L'église de Medjugorje en 1981.
L'église de Medjugorje en 1981.

 

Fondée en 1892 et dédiée à saint Jacques, patron des pèlerins, la paroisse de Medjugorje va devenir à compter du 24 juin 1981 un lieu de pèlerinage mondial. Son visage va progressivement changer et se transformer. En 1984, je l’ai connue petite et pauvre, sans aucune commodité à offrir aux nombreux pèlerins.

Maintenant, nous sommes là, au mois d’août, accablés par une chaleur torride sur cette terre d’Herzégovine que nous n’avions jamais connue ni visitée auparavant. Et il faut organiser notre court séjour sur place, rapidement trouver un endroit pour dormir. [p. 22]Plusieurs familles avaient déjà ouvert les portes de leurs maisons pour accueillir les pèlerins, car il n’y avait aucun hôtel, aucune auberge pour se loger. D’une porte à l’autre, nous avons finalement trouvé le gîte qui nous convenait parfaitement. Nous serons logés et nourris pour deux jours. Aucun tarif n’est fixé. Les paysans sont gênés de nous le demander.

 

Première pension.
Première pension.

 

Quelques surprises nous attendent : pas d’eau chaude, pas de toilettes dans la maison. Mais l’accueil chaleureux nous fait vite oublier ce manque de confort. La communication fraternelle s’est établie entre nous comme si on se connaissait depuis toujours. Je garde encore de ce premier contact sous le toit de nos hôtes un précieux souvenir. Ils vivaient pauvrement, à l’image même de l’austérité et de l’authenticité de ce peuple durement éprouvé.

Monsieur Ostojic et sa serviable femme nous ont donné tous les renseignements nécessaires pour bien commencer notre périple. Trois lieux sont importants à visiter:

- l’église paroissiale

- la colline des apparitions

- le mont Krizevac (ce qui signifie «le mont de la croix»).

 

Sur le mont Krizevac avec le père Slavko et les prêtres.
Sur le mont Krizevac avec le père Slavko et les prêtres.

 

J’ai été frappée par ce triangle parfait et significatif. Il me donnait l’impression de relier l’humanité, qui gît dans sa vallée de larmes, avec l’au-delà en passant par deux paliers. Le premier nous oriente vers la petite colline où Marie nous attend. Cette première étape n’est que la préparation, en douceur, à la prière du chapelet pour nous aider à monter plus haut. Le deuxième palier, le mont de la Croix, dont le sommet n’est pas visible d’en bas, doit être escaladé dans la confiance totale.

De loin, la croix domine toute la région, mais au pied du Krizevac, elle est cachée. Pour monter, il vaut mieux se prémunir d’un bâton solide, car on risque de tomber plus que trois fois. En faisant les stations du chemin de croix, on monte par un sentier rocailleux, tortueux, imprévisible, jusqu’en haut où, [p. 23]soudainement, à partir de la 10e station, toute notre vie s’ouvre et se dévoile dans une clarté intense. On sent une légèreté, une décharge. Car du haut de la montagne, nous réalisons notre petitesse et c’est alors que commence notre ascension.

 

Sur les chemins rocailleux.
Sur les chemins rocailleux.

 

Pierre, entre-temps, désirait vivement assister à une apparition qui avait lieu dans le jubé de l’église. Il était muni d’une caméra Super 8. Tous les deux, nous nous sommes postés à la porte dans l’espoir d’y entrer. Le père Slavko, celui qui gérait l’affluence des nombreux pèlerins, est arrivé une demi-heure avant le début des célébrations. C’était tout un personnage, ascète, psychothérapeute, polyglotte. Direct, perspicace, suivant son intuition, il a laissé passer Pierre. Sans gêne, par un geste de la main, il m’a fait signe de m’éloigner, comme si je n’avais pas besoin de voir pour croire. Et il avait raison. Plus tard, nous sommes devenus amis et très proches collaborateurs.

Pour ma part, j’avais dans l’idée de faire quelques entrevues. Sans prévenir, le lendemain, je me suis rendue à la maison de Vicka, une des voyantes. Quoiqu’extravertie, elle cache, derrière le voile de son regard perçant, une vie intérieure intense. Sa mère m’a dit d’attendre dans la cour. Il faisait extrêmement chaud, 40°C à l’ombre. Heureusement, la vigne grimpante m’a protégée d’un soleil de plomb.

 

Vicka à l’accueil des pèlerins.
Vicka à l’accueil des pèlerins.

 

C’était plutôt l’heure de la sieste, mais je n’avais pas le choix, car nous partions le lendemain. Les feuilles de tabac suspendues sur les fils séchaient tout autour de la terrasse. Une odeur enivrante… La culture du tabac était une de leur principale ressource. Les pèlerins auront progressivement raison des champs de tabac et finiront par les écraser pour toujours.

Je préparais mes questions, quand je vois descendre une jeune fille par les escaliers extérieurs. La voyant fragile et fatiguée, je voulais m’en aller tout de suite. Son sourire m’a retenue. C’est un de ces sourires uniques qui réunit toutes les forces de l’âme, [p. 24]du corps et de l’esprit dans une expression de compassion sans bornes.

Je la savais souffrante, mais elle n’a pas laissé paraître les traces de ses douleurs intérieures profondes.

– Vicka, dis-je, j’aimerais te poser quelques questions. Je viens du Canada et je suis ici pour quelques heures seulement.

– Il n’y a pas de problème, volontiers.

De mon entretien avec elle, je retiens trois choses.

Je vois Notre Dame, comme je te vois.

N’ayez pas peur, a dit Gospa[1].

Il y a une vie après la mort.

Un peu plus loin habitait Marija, une autre des voyantes. J’ai osé frapper chez elle: – Entre, entre!

Marija, la douce, la généreuse. De mon entretien avec elle, il me reste trois choses:

Je vois Notre Dame comme je te vois.

Sa beauté est indescriptible.

Elle nous donne un message de paix et de réconciliation. Toutes les deux m’ont parlé avec un réalisme sans détour et une profonde conviction.

 

Chez Marija avec C. Auboyneau et les pères Girard.
Chez Marija avec C. Auboyneau et les pères Girard.

 

Depuis, j’ai toujours reçu un accueil inconditionnel chez Vicka, comme chez Marija. Ce jour-là, et pour les années à venir, les portes se sont grandes ouvertes pour moi, alors que je ne pensais être là qu’une seule fois, de passage.

Entre-temps, nos enfants ont exploré les lieux et lorsque le temps fut venu de partir, tous ont vivement réagi: «Oh, non, pas déjà!»

Dans nos valises, nous avons rapporté au Canada du matériel vidéo, deux entrevues et une expérience intense de 48 heures qui [p. 25]allaient changer le cours de nos vies et bousculer notre quotidien familial de fond en comble, pour le meilleur et pour le pire.

 

1. Notre Dame en croate. [↩]

 

Documents  |  Livres  |  Index thématique  |  Liens externes  |  Contact