Comprendre Medjugorje : Regard historique et théologique — Annexe III

La culture de la paix à travers treize siècles de chrétienté chez les Croates

Daria Klanac, Comprendre Medjugorje : Regard historique et théologique, avec la collaboration du théologien Arnaud Dumouch, Informativni centar Mir, Medjugorje, en coédition avec les Éditions Sakramento, Paris, 2012, 2e éd. (1re éd. 2008, ISBN 978-2-915380-19-4 & 978-9958-36017-6), annexe iii, pages 231 à 240.
 

 

[p. 231] 

ANNEXE III

La culture de la paix à travers treize siècles de chrétienté chez les Croates

Conférence présentée le 5 mars 1994 par le Père Bernardin Škunca, ofm, dans le cadre du Festival de la Paix organisé en collaboration avec Message de Paix de Montréal et La Femme croate de Montréal.

Chers amis de la paix,

Permettez-moi de vous exprimer ma joie d’être ici avec vous, sur cette même voie de la paix. En effet, nous ne sommes pas ici en tant que politiciens qui, d’une part, parlent de la paix avec une grande éloquence et qui, d’autre part et de façon souvent malhonnête, jouent le jeu de la guerre. Nous ne sommes pas ici, non plus, en tant que représentants d’un centre de pouvoir financier, qui supportent et régissent la structure politique dans le monde. Bien au contraire, nous sommes ici en tant que promoteurs de la culture chrétienne de la paix.

Nous sommes ici en tant que simples fidèles du Christ ou, si vous voulez, selon l’expression de l’Ancien Testament, en tant que pauvres de Yahvé. Nous pouvons le constater — et nous en sommes fiers — toutes les grandes valeurs spirituelles de l’histoire ont d’abord été reçues par les pauvres du Seigneur ou les pauvres dans l’Esprit, selon le mot de l’Évangile. Les prophètes de la Bible, les saints de l’histoire de toutes les religions, étaient tous des humbles qui ont incrusté d’un fil d’or l’humanité tout entière.

[p. 232]Chers amis, vous aussi vous appartenez à cette race privilégiée de promoteurs de la paix dans l’Esprit-Saint. Permettez-moi de vous dire quelques mots sur la culture de la paix au cours de l’histoire plus que millénaire des Croates. Il est évident qu’on ne peut considérer ici que quelques-uns des aspects de cette longue histoire. Je n’en retiendrai que quatre, qui m’apparaissent particulièrement significatifs.

1. Les noms et le suffixe Mir.
2. La paix évangélique comme base de non-agressivité des Croates.
3. La culture spirituelle croate intimement liée à la Bible et à la Liturgie.
4. La paix dans la justice et dans la vérité.

Les noms et le suffixe Mir

Il est fort significatif de constater que, dès le début de l’histoire de la Croatie, prend forme un phénomène onomastique particulier : les gens simples, aussi bien que les princes et les rois, prennent des noms composés avec le mot Mir (paix). Dans la plupart des cas, Mir est placé en suffixe du nom, et parfois en préfixe. On en a des témoignages au viiie siècle (Vojnomir), au ixe siècle (Ratimir, Trpimir, Branimir, Miroslav, Mutimir), au xe siècle (Petar-Krešimir, Dmitar-Zvonimir).

Le suffixe Mir (paix) désigne toujours quelqu’un qui vit la paix ou qui s’engage en faveur de la paix. Vojnomir, Ratimir, Trpimir : engagés pour la paix dans la guerre; Branimir : engagé pour défendre la paix; Miroslav, Krešimir, Zvonimir signifient quelqu’un qui annonce ou répand la paix.

Il faut souligner que ce phénomène du choix des noms comportant le suffixe Mir est antérieur à la christianisation des Croates. À mesure que la Croatie se christianise, les noms typiquement croates — ou slaves en général — laissent place aux noms de saints chrétiens. De même, les princes et les rois, [p. 233]en devenant chrétiens, ajoutent, par exemple, un nom chrétien au prénom donné par la famille : Petar-Krešimir.

À côté des noms mentionnés, il y a toute une quantité de noms désignant la paix : Ratimir, Slavomir, Vladimir, Velimir, Ljubomir, Dragomir, Strahimir, ou tout simplement : Miro, Mirko (pour les hommes), ou Mirna, Mira (pour les femmes).

Les autres peuples slaves portaient aussi des noms désignant la paix, bien que de tels noms, chez les Croates, revenaient plus fréquemment. Cette prolifération de noms comportant le mot Mir signifie déjà, chez ces derniers, l’expression d’un désir, d’une option claire en faveur de la paix. Sous ce signe onomasticolinguistique se révèle chez les Croates une véritable culture de la paix. Ce trait marqué suggérait de passer du signe — le nom — au signifié — faire la paix. Or, l’histoire montre que faire la paix devient une constante dans l’histoire des Croates. Et les faits historiques prouvent cette tendance : le vœu profond de vivre dans la paix avec les autres peuples, d’une part, et d’autre part, la paix menacée par les autres tout au long de l’histoire des Croates, comme on le verra dans les points qui suivent.

La paix évangélique comme base de non-agressivité des Croates

Le baptistère du Prince Višeslav.
Le baptistère du Prince Višeslav (viiie siècle).

Les historiens sont d’accord pour dire que le peuple croate est le premier parmi les peuples slaves — Russes, Polonais, Tchèques, Slovaques, Serbes, Bulgares, etc. — à avoir reçu le baptême. Ce passage à la foi chrétienne catholique est survenu entre les viie et ixe siècles. Avec le baptême, le peuple croate s’ouvre aux valeurs chrétiennes. La culture de la paix, déjà présente dans l’âme croate — comme on vient de le montrer — se consolide avec le christianisme qui est, comme on le sait bien, la religion de la paix. Le baptistère du prince Višeslav (viiie-ixe siècles) est devenu pour les Croates un symbole de chrétienté. C’est dans cette source luminescente (clarifiante) — selon [p. 234]l’expression même du baptistère — que les Croates trouvent le fondement et la raison d’être d’une culture de la paix.

Cette tradition pacifique chez les Croates est attestée par les sources les plus anciennes de l’histoire de la Croatie. Vers la fin du viie siècle, les Croates ont promis devant le Pape Agaton (678-681) de ne jamais occuper les terres des autres ni de mener la guerre, mais plutôt de vivre dans la paix avec tous ceux qui le voudront (témoignage de l’empereur Constantin Porfirogenet).

L’histoire montre pourtant que des guerres de toutes sortes se sont déroulées sur le sol de la Croatie; les Croates, pour leur part, n’ont cependant jamais provoqué d’agression, quelle qu’elle fût, à l’égard des autres peuples. Il est bien connu que le sol de la Croatie actuelle a vu se succéder diverses migrations de peuples, affluer des conquérants venus de tous les horizons. À la croisée des civilisations entre l’Est et l’Ouest, ce sol a été la frontière et la charnière entre diverses cultures. La Croatie a favorisé l’expansion de la culture européenne face à l’Orient; l’on doit préciser que c’est justement sur ce territoire de la Croatie que se démarque cette frontière.

La Croatie a été aussi un lieu de rencontre entre l’Orient et l’Occident. Depuis sa formation — et celle des autres peuples slaves du sud, au début du Moyen-Âge — sa frontière orientale oscille autour des limites qui séparent l’Ancien Empire romain d’Occident de celui d’Orient (ive siècle); c’est sur son sol que s’entrecroisent les territoires de l’Empire franc et de l’Empire byzantin (ixe siècle), plus tard de l’Église catholique et de l’Église orthodoxe (xie siècle), puis de l’Islam et de la Chrétienté (du xve au xixe siècle).

Tout au long de son histoire, la Croatie a subi des agressions de toutes sortes. Mais pour garder sa promesse donnée au Pape Agaton et pour lui rester fidèle, elle n’a jamais pris l’initiative d’attaquer ni occupé les territoires des autres.

[p. 235]Les catholiques de Croatie, appartenant au monde occidental, voyaient dans la personne du pape un support tout à la fois spirituel et politique. De leur côté, les papes suivaient de près le cheminement, souvent tourmenté, du peuple croate.

Comme il a été mentionné, c’est avec le pape Agaton que commence, croit-on, la chrétienté en Croatie, mais c’est surtout avec le pape Jean VIII que se réalise une alliance profonde entre les Croates et le pape. Dans une lutte sans merci entre Byzance et les Francs en vue de s’emparer des terres croates, le rôle du pape Jean VIII fut décisif. À cette époque — on est à la fin du ixe siècle — le pape avait, comme on le sait, une influence considérable sur le plan politique. À toute fin pratique, sa protection équivalait à la reconnaissance officielle d’une souveraineté politique. Ce fut le cas pour la Croatie au temps du Prince Branimir. Le Prince demanda au pape la protection contre les envahisseurs. En 879, le pape Jean VIII écrivit alors trois lettres, l’une au Prince Branimir, une autre à l’évêque Théodosius de Nin (capitale de la Croatie à l’époque), et une dernière au peuple croate. Ces trois lettres représentent pour les Croates un acte historique de reconnaissance de leur souveraineté et renouvellent en même temps, et jusqu’à nos jours, l’engagement déjà pris de fidélité au pape.

Ces trois lettres du pape Jean VIII témoignent d’une façon extraordinaire de la conscience que, pour un peuple, le droit à la liberté est fondamental, dès le début même de sa souveraineté, et qu’il vaut pour tous et chacun, tant pour les petites nations que pour les grandes. Coincé sur un territoire très beau, presque séduisant, entre les grandes puissances d’alors — les Byzantins et les Francs — le peuple croate avait trouvé chez le pape de Rome beaucoup plus qu’une protection politique; et il a choisi de vivre sous son rayonnement spirituel. Évangélisé par Rome, il a fondé sa culture de paix sur une [p. 236]non-agressivité inspirée par la foi. Une option très difficile pour un peuple menacé de tous côtés.

L’histoire montre une fois de plus que, malgré un héroïsme national, les Croates se sont montrés défenseurs, jamais agresseurs. Si vous aviez devant vous la carte géographique de la Croatie actuelle, vous constateriez très vite ce choix de non-agressivité de la part des Croates. De plus, les cartes historiques successives montrent clairement que les envahisseurs nous ont chassés de nos terres. Une frontière longue, très longue, s’allongeant toujours au cours des siècles. La frontière croate, en effet — surtout celle du sud-ouest — faisait une courbe vers son propre sol, donc vers l’intérieur, jamais vers l’extérieur. Les menaces faites à l’endroit de ce peuple souverain et de ses territoires furent nombreuses : jadis, les Byzantins et les Francs (du viie au ixe siècle), puis la Hongrie, l’Autriche, Venise, les Turcs, et finalement les Serbes…

Au cours des conflits, les Croates, menacés de tous côtés, sollicitaient la protection, lançaient des appels à la paix. Ils criaient la paix devant l’Europe, l’Europe était sourde. Voici à ce propos un exemple fort significatif tiré de l’époque de l’invasion des Turcs. Gouverneur (ban) de la Croatie du Nord-ouest, Janus Panonius (Ivan Česmički, 1434-1472), dans de beaux vers latins, se plaignait ainsi :

Il n’y a personne sous le soleil
qui ait envie de venir à mon aide.
Qui va venir au secours de ma terre croate… ?
Je ne suis pas étonné de voir dormir la France et l’Espagne;
le danger est loin de toutes les deux.
Quant aux Anglais, je n’y songe même pas…
L’Allemagne voisine perd son temps en pourparlers sans issue,
L’Italie est occupée à son commerce…
Quoiqu’il arrive une aide importante ou petite chose,
quant à nous nous resterons fidèles à notre patrie et à notre foi.

[p. 237]C’est par un cri émouvant qu’un autre poète croate (xve et xvie siècles) décrit les crimes des Turcs perpétrés dans son voisinage (en Dalmatie et sur la côte Adriatique) :

Certains sont expulsés de leur patrie,
d’autres sont emportés en exil.
Certains pleurent leurs enfants,
d’autres leur mari ou leur femme.
Le frère pleure sa sœur et la sœur son frère.
Seigneur, nous crions vers toi nos plaintes,
nous sommes à toi, mais nous périssons, persécutés…

Dans cet abandon de la part des grandes puissances mondiales, la foi était, devant les crimes, le plus grand soutien. C’est cette foi qui a créé une culture de la paix. C’était surtout dans la prière que l’âme du peuple croate trouvait son véritable réconfort. La prière du Rosaire, comme ce fut le cas à la bataille de Lépante : le peuple croate s’était uni au pape, dans la prière du Rosaire; c’est à la suite de cet événement qu’a été célébrée la fête du Rosaire perpétuée en Croatie jusqu’à nos jours encore.

La culture spirituelle croate intimement liée à la Bible et à la Liturgie

C’est de son baptême comme d’une source inépuisable que le peuple croate a puisé sa culture de la paix. En acceptant, en effet, le christianisme, les Croates ont reçu deux « Livres » : le Livre de la Parole de Dieu (la Bible) et le livre de la Liturgie de l’Église. Mais, fait exceptionnel dans l’Église latine pour l’époque, ces deux Livres ont été transmis aux Croates dans leur langue maternelle. À ce moment-là, comme vous le savez, on ne traduisait pas la Bible en langues vulgaires. Les trois langues sacrées, estimait-on, étaient l’hébreu, le grec et le latin (conformément à l’inscription au-dessus de la tête de Jésus crucifié). Mais les grands apôtres slaves, saints Cyrille et Méthode (ixe siècle), avaient cru bon, pour évangéliser, de traduire la Bible et les Livres liturgiques en langue vulgaire [p. 238]qu’on appelle le vieux slave (le slavon). C’est ainsi que les Croates reçurent la permission de célébrer la Liturgie dans leur langue maternelle, privilège dont ils ont été les seuls dans le monde à bénéficier jusqu’au Concile Vatican II.

C’est donc depuis le ixe siècle que les Croates écoutent la Parole de Dieu dans leur langue. Ce privilège a joué un rôle tout à fait particulier dans l’éducation et le développement culturel du peuple croate. La majorité des monuments historiques croates, depuis au moins le ixe siècle, témoignent de cette influence biblique et liturgique profonde : quelques centaines d’églises de style pré-roman, restes de pierre portant des inscriptions ou des représentations figuratives inspirées de la Bible ou de la Liturgie; c’est le cas, par exemple, du baptistère de Višeslav, au ixe siècle, ou encore du transept de l’église de Sainte-Nediljica, du ixe siècle; de même pour les plus anciens restes de parchemins ou de papiers (les codex des xiiie, xive et xve siècles), sur lesquels aussi apparaissent le plus souvent des textes de la Liturgie.

La Bible, à travers la Liturgie, a certainement représenté la source la plus régulière et la plus puissante d’éducation spirituelle du peuple croate. En même temps, les célébrations liturgiques étaient des moments particulièrement propices à la catéchèse.

Le peuple croate, présent à la messe pratiquement tous les dimanches et fête, recevait le message de la Bible et de l’Église. Il est certain que ce message, à la fois biblique et liturgique, a longuement façonné la non-agressivité du peuple croate, et que c’est à lui que l’on doit une véritable culture de la paix.

La paix dans la justice et dans la vérité

Cultiver la paix n’est pas une entreprise facile. Cette culture, qui est — répétons-le — une constante dans l’histoire du peuple [p. 239]croate, a suscité une foule de témoins prêts à souffrir jusqu’à donner leur vie pour la vérité et la justice. Opus justitiæ pax (la paix, œuvre de justice), disait le pape Paul VI. Tout au long de leur histoire, les Croates ont justement œuvré pour la paix en demandant la justice. Mais qui entend la voix qui crie justice ? Est-ce le monde diplomatique de l’Europe ? Celui de l’Amérique ?

La guerre actuelle en Croatie et en Bosnie-Herzégovine montre clairement la situation dans laquelle se trouve le peuple croate. La carte des territoires occupés prouve que ce sont les Croates qui — une fois de plus — sont forcés de se retirer de leurs terres, de quitter leurs maisons.

Face au monde politique, et face au monde tout court, on crie la justice et la vérité. Car, il faut le dire, il ne s’agit pas d’une guerre tribale, et encore moins d’une guerre de religion. Quelques témoignages éclairés suffiront à le démontrer.

Le philosophe français, Alain Finkielkraut, avait écrit à ce propos :

« Les intellectuels et les responsables politiques qui parlent de ce peuple croate comme d’une tribu révèlent leur profonde ignorance historique. Une ignorance que la forme prise par la guerre aurait dû dissiper, s’ils avaient eu des yeux pour voir. Car l’agression n’a pas seulement visé les potentiels militaire et industriel de la Croatie. Elle était dirigée contre son européanité même. Tandis que l’élite européenne s’inquiétait du tribalisme des Croates, l’Europe perdait en Croatie ses églises romanes, ses églises baroques et ses palais vénitiens. »

Ce que veulent les Croates, c’est la paix, mais la paix dans la justice et dans la vérité. Car la culture de la paix n’est pas réalisable sans la justice. Ce qui n’est pas juste, ce qui n’est pas véridique, n’est pas, non plus, une culture digne de l’homme. [p. 240]C’est bien plutôt une contre-culture. Un jeune écrivain croate, Tin Kolumbić, dans un beau texte, parle justement de cette culture de paix :

« Nombreux sont ceux qui pensent que la paix est une question exclusivement politique. La paix est avant tout une question de culture. […] Le désir de paix est une preuve du niveau de civilisation et de culture de chaque individu, une preuve de spiritualité. […] Toute arme est dangereuse, et ne peut être l’amie de l’homme, car l’arme est la conséquence de la haine. […] il faut lutter pour la paix. La paix ne vient pas d’elle-même, et ne vient pas à nous. La paix doit partir de nous et aller vers les autres. Le temps présent n’est pas le temps du silence […] Ici, c’est (plutôt) un conflit […] entre le Bien et le Mal. Conscients de cette connaissance, nous devons comprendre que c’est le moment de l’Action. […] Nul n’a le droit de s’enfermer dans une tour d’ivoire, dans le silence et l’attente. […] Seul Dieu a pu dire : « Aimez vos ennemis ! » C’est difficile d’être si divinement grand, mais nous pouvons tout au moins ne pas haïr, et ne pas semer la haine et le désir de vengeance. Nous ne sommes pas maîtres de la vie et de la mort. Ceux qui sèment la haine sont les serviteurs de la mort. Nous désirons servir la vie. »

 

Documents  |  Livres  |  Index thématique  |  Liens externes  |  Contact